Sciences et Avenir Septembre 2010
La vérité sur le vin - Les leçons du Pr Kanner
Le taxi quitte le quartier des plages et des bars de Tel-Aviv, direction plein est, vers la petite ville de Rehovot et sa faculté d’agriculture, l’un des campus de l’Université hébraïque de Jérusalem. Les immeubles laissent place à des collines puis à des vignes qui s’étendent à perte de vue. Passé le check-point, on entre dans l’université, un ensemble de maisons coquettes disséminées le long d’allées fleuries où des chats rôtissent au soleil. C’est ici, dans le département Alimentation et science, qu’un chercheur affirme avoir découvert le secret du vin rouge et percé à jour le fameux french paradox (paradoxe français). Joseph Kanner travaille à la fois ici, au ARO Volcani Center (ministère de l’Agriculture) et en collaboration avec le département pharmaceutique de l’Université hébraïque de Jérusalem. « La première fois que j’ai entendu parler du french paradox, c’était en 1992, lors d’un talk-show américain intitulé 60 Minutes, se souvient ce quinquagénaire sympathique et un peu timide. On y affirmait que la mortalité par maladie cardio-vasculaire était moins élevée dans certaines régions de France qu’ailleurs alors que l’alimentation y était riche en matières grasses et en vin. A l’époque, je venais d’achever mon travail de recherche en biochimie sur les antioxydants à l’université Davis de Californie. Le sujet m’a captivé. » Le jeune chercheur découvre alors qu’une première explication du phénomène a été tentée en 1992 par Serge Renaud, directeur de recherche Inserm de l’université de Bordeaux et inventeur du terme « paradoxe français ». « Dans un article de la revue médicale britannique The Lancet, Serge Renaud avait attribué l’effet positif du vin à l’alcool, poursuit Joseph Kanner. L’alcool agissait, selon lui, en inhibant l’agrégation des plaquettes sanguines dans les vaisseaux, ce qui expliquait un risque réduit d’obstruction des artères, ou athérosclérose, à l’origine de certaines maladies cardiovasculaires. »Mais Joseph Kanner décide de suivre une autre piste. « Nous sommes partis sur une autre hypothèse publiée en 1993, également dans The Lancet, en collaboration avec des chercheurs de l’université de Californie. Pour nous, le vin rouge contenait des composés phénoliques dont les propriétés antioxydantes devaient jouer un rôle important. Notre théorie a été que les polyphénols du vin devaient agir en modifiant les lipoprotéines de basse densité qu’on appelle LDL. »
Les LDL interviennent lors du processus complexe de transport de cholestérol. Lors d’un repas riche, on absorbe plusieurs types de graisses dont le cholestérol, utile au bon fonctionnement des cellules. Environ 15 % de ce dernier proviennent de notre alimentation, 85 % étant produits par le foie à partir d’autres graisses, les triglycérides. N’étant pas soluble dans le sang, le cholestérol doit alors être transporté par des lipoprotéines, des molécules de deux types : les lipoprotéines à haute densité (HDL) le convoient vers le foie, où il est dégradé et éliminé dans la bile, et les LDL le transportent du foie vers les cellules afin qu’elles l’utilisent de diverses façons. Mais lorsque les LDL – étiquetées « mauvais cholestérol » – sont trop élevées, elles s’accumulent dans les vaisseaux sanguins sous forme de dépôts graisseux, augmentant ainsi le risque d’athérosclérose.
Pire, si les LDL sont oxydées, elles ne sont plus reconnues par les cellules, qui ne les dégradent plus, et elles s’accumulent davantage dans les vaisseaux. « L’oxydation des LDL peut être influencée par une alimentation trop riche en graisses, note Joseph Kanner. La dégradation des triglycérides pendant la digestion produit en effet des substances oxydatives comme les malondialdéhydes (MDA) qui, en entrant dans le système sanguin, oxydent et/ou modifient les LDL. »
Pour contrer ce phénomène, les antioxydants que l’on trouve abondamment dans les fruits et légumes peuvent jouer un rôle déterminant. Les polyphénols en font partie. « Nous avons montré, in vitro, que les composés phénoliques du vin inhibaient l’oxydation des LDL. Après notre publication, les médias ont déclaré que le vin était bon pour la santé et les ventes de vin rouge ont explosé en Californie ! », se souvient Joseph Kanner. Restait pourtant encore à prouver le même effet in vivo, chez l’animal puis chez l’homme. Le chercheur me conduit alors à une heure de Rehovot, sur une colline au sud de Jérusalem. Au terme d’une route en lacets, s’étend le campus de sciences médicales d’Ein Karem, adossé à l’hôpital de Hadassah, le plus grand de la région, bâti au coeur d’une pinède. Roni Cohen et Schlomit Gorelit, deux inséparables collègues de Joseph Kanner, professeurs de biochimie et coauteurs des études, nous accueillent chaleureusement dans leur laboratoire du département de Pharmaceutique. Là, un réfrigérateur regorge de tubes à essai remplis de vins de toutes origines, mais aussi d’extraits de café, de thé…
Pour en avoir le coeur net, l’équipe recrute alors
dix volontaires en bonne santé. Ces derniers absorbent 250 g de viande
rouge accompagnée soit d’eau, soit de 20 cl de vin rouge contenant 403
mg de polyphénols. Après digestion, l’équipe prélève des échantillons de
leur sang et de leur urine afin de mesurer les substances oxydantes.
Résultat : trois heures après un repas carné, le niveau de MDA s’élève
de 160 nanomoles dans le plasma et l’urine chez tous les participants et
demeure élevé six heures durant. Mais chez ceux qui ont absorbé du vin
rouge pendant le repas, la concentration de MDA après quatre heures
n’est plus que de 40 nanomoles, soit 75 % de moins. Mieux ! si la viande
a mariné dans du vin avant cuisson, la MDA est quasi réduite à zéro. «
Notre étude montre que les polyphénols du vin rouge exercent un effet
bénéfique en inhibant l’oxydation ainsi que l’absorption de la MDA,
explique Shlomit Gorelik. Tout est une question de timing. L’important
est que les polyphénols soient absorbés au même moment que les matières
grasses. » La jeune femme descend alors quelques marches pour
pénétrer dans une petite salle où un microscope à fluorescence passe au
crible des cellules intestinales. « Nous cherchons maintenant à montrer que les polyphénols modifient aussi directement les LDL »,
explique-t- elle. L’équipe a donc lancé cette année une nouvelle
expérimentation sur l’homme. Les volontaires absorbent toujours un repas
carné arrosé soit d’eau, soit d’un verre de vin. Mais les analyses des
prélèvements sanguins s’intéresseront cette fois aux modifications des
LDL engendrées, ou non, par les polyphénols. Au sortir du laboratoire,
petit détour par les vignes. Joseph Kanner observe les grappes encore
vertes. « C’est la peau des raisins qui contient ces fameux
polyphénols. L’alcool – obtenu par la fermentation du sucre des fruits –
permet d’extraire ces composés. C’est pourquoi le jus de raisin est
comparativement pauvre en polyphénols et riche en sucres, donc peu
intéressant pour la santé. »
Le souhait de l’équipe est
désormais de tirer parti des avantages des polyphénols sans les
inconvénients de l’alcool. Les chercheurs pensent entre autres aux
enfants en surpoids, chez qui l’athérosclérose peut débuter dès 10 ans
et à qui on ne peut conseiller de boire un verre de vin par jour !
Heureusement, les polyphénols existent en grande concentration dans
d’autres aliments comme le thé vert, le café ou le cacao. Mais le
chercheur voit plus loin et avoue son projet secret. « J’aimerais
produire un complément alimentaire sans sucre et sans alcool, à prendre
pendant les repas, qui contienne de hautes doses de polyphénols ! »
En
attendant, nous filons vers le plus ancien vignoble d’Israël, à Zichron
Yaacov, planté en 1892 par Edmond de Rothschild à partir de pieds
provenant du château Lafite Rothschild, à Bordeaux. Joseph Kanner, qui
travaille également avec plusieurs autres vignobles, analyse leurs vins
et met au point un procédé pour déterminer le taux de polyphénols des
différents crus. En haut du podium des cépages, le petite sirah ou le
cabernet sauvignon qui affichent des taux records. C’est donc un petite
sirah que le biochimiste me conseille de rapporter en France « pour déguster avec une bonne côte de boeuf par exemple ».
A l’aéroport, la précieuse bouteille intriguera les autorités. Après le
passage au scanner et un interrogatoire en règle, un policier finira
par s’exclamer : « Il faut boire du vin, c’est bon pour le coeur ! » En voilà un qui a retenu la leçon du professeur Kanner.
Eléna Sender, envoyée spéciale en Israël ©2010 Sciences et Avenir, tous droits réservés.